Qui est Madame Hervé ?

Depuis longtemps ses clients les plus assidus le surnommaient « La Taulière ». Sans doute parce qu'Hervé a une façon très personnelle d'évoluer dans sa boîte de nuit, il circule de table en table, scrute l'horizon de la piste de danse, intervient à l'occasion pour remettre un peu d'ordre : écarter un fumeur ou un buveur éméché de la piste de danse, sortir un hétéro mal dégrossi qui s'attaque aux lesbiennes, se montrer franchement désagréable avec une vieille pie égarée à La Boîte à Frissons. Cette présence permanente en salle, visible et savamment entretenue s'accompagne d'une relation très personnelle avec les clients : Hervé passe son temps à discuter, recueille des confidences, donne quelques conseils et palabre sur le devenir du monde interlope.

Et c'est ainsi que s'est forgé ce qualificatif de « Taulière » : celle qui tient sa maison, qui règne sur son monde et ordonne les relations sociales du microcosme. En l'occurrence, à La Boîte à Frissons, le microcosme est forcément très porté sur la recherche du partenaire amoureux (pour ne pas s'en tenir à la sexualité...). Hervé, de plus en plus Taulière, s'est lâché peu à peu et a assumé sa follitude.

Convaincu qu'en matière de rencontre amoureuse les déterminismes socioculturels sont essentiels et que le hasard n'existe donc pas, il décida de proposer à ses clients une soirée spéciale consacrée à la recherche de l'oiseau rare, un bal des célibataires qui offrirait une alternative drôle et conviviale aux établissements de drague habituels. La Taulière allait devenir une réalité, puisqu'en effet ce fut Madame Hervé qui ouvrit le premier bal des célibataires organisé aux alentours de la Saint Valentin le 9 février 2000, date officielle de la naissance de la Dame.

Madame Hervé est une intellectuelle défroquée, elle vulgarise et réinterprète à sa façon les souvenirs de ses lointaines études de sociologie et autres sciences humaines. L'humain, en particulier de sexe masculin, voilà ce qui la motive et lui donne son bagout. Facilement coquine, plus délurée que vulgaire, tripoteuse à l'envie, Madame Hervé se revendique travelo. Elle ne sera jamais une femme parfaite et ne s'en soucie pas, elle ne dissimule pas ses poils aux jambes (elle les camoufle par des collants résilles), elle ne change pas de voix et garde ses formes masculines là où il faut. Du reste elle a conservé son nom d'homme, qu'elle a juste précédé du qualificatif de « Madame ». Son travestissement n'est qu'une astuce habile pour parvenir à ses fins : régner sur son monde, réunir, accoupler, briser les solitudes, en amusant au maximum la galerie. Et elle s'adonne à cette activité avec une générosité vorace, en s'imaginant que responsable de la rencontre, elle y prend un peu de sa part. En agissant en entremetteuse professionnelle, Madame Hervé calme et apaise son insatiable obsession séductrice. Le bal des célibataires est pour elle une thérapie généreuse à sa quête sans fin de nouveaux partenaires.

Madame Hervé développe certaines théories fumeuses sur l'amour, qui, examinées dans un contexte moins interlope, passeraient pour sulfureuses. Elle prône l'union libre, conseille aux couples la non cohabitation, se moque des aspirations petites bourgeoises et intégrationnistes très répandues chez les gays, s'horrifie de voir les homos vouloir se marier ou encore pire adopter des enfants, dresse l'apologie de la drague sauvage et non commerciale mais fréquente tout de même beaucoup les saunas, abjure par-dessus tout la jalousie et idéalise le libertinage sexuel. Les mauvaises langues assurent que son idéologie non-conformiste entretient judicieusement son fonds de commerce...

Ceci étant, Madame Hervé a acquis une grande maturité qui la rend tolérante et compréhensive. Vous ne la verrez jamais se moquer du romantisme des couples débutants, ni dénigrer les illusions des éternels célibataires. Elle se contente, à l'aide de ses animations et jeux astucieux, de pratiquer une pédagogie ludique de l'amour réaliste. Et elle sait être patiente, persuadée qu'elle est, qu'un couple finit toujours pas assouplir sa passion et succomber à la douce tentation du vagabondage.